11

Décrypter le monde : chausser les lunettes du genre

La prise de conscience de notre système genré passe par l’identification des signaux insidieusement posés çà et là, dans un monde façonné par le patriarcat et les stéréotypes sociétaux. Ce qu’on appelle plus simplement : « chausser les lunettes du genre ».
Je vais vous en donner ici quatre exemples, deux portant sur les modes de communication (prise de parole pendant l’enfance, manterrupting à l’âge adulte) et deux portant sur les messages visuels et audiovisuels (jouets pour enfants, test de Bechdel à l’âge adulte).
La communication et la légitimité à prendre la parole n’est pas l’apanage de tous. Certains trouvent une aisance à l’oral quand d’autres cherchent leurs mots ou hésitent à s’exprimer en public. En fait, les racines sont probablement anciennes. Dès l’enfance, une différence commence à poindre : d’après une étude réalisée en 2015 par Isabelle Collet, professeur à l’université de Genève, 2/3 des interventions en classe sont faites par des garçons, et les filles sont deux fois moins sollicitées par leur professeur que leurs collègues masculins. Plus intéressant encore, les garçons font 3 fois plus d’interventions hors sujet. Plus tard, dans la vie active, les femmes sont de nouveau confrontées, sans s’en rendre compte à une inégalité criante dans les prises de parole, et le phénomène de « manterrupting » en est probablement l’apogée. Décrit comme le comportement consistant pour un homme à couper la parole à une femme lors de discussions ou de débats, il fait partie du sexisme ordinaire largement banalisé dans notre société actuelle. Les exemples pleuvent, le plus connu étant le débat présidentiel entre Donald Trump et Hilary Clinton en septembre 2016, avec quarante interruptions de Clinton par Trump contre une seule de Trump par Clinton. Le plus parlant étant encore de vérifier cette règle au sein de sa propre entreprise / instance, et c’est particulièrement facile dans le milieu médical, à l’occasion des réunions de Commission Médicale d’Entreprise (CME) ou des Conseils d’Administration des différentes sociétés savantes auxquelles nous appartenons.

Les messages visuels sont également très importants, l’idée étant de suggérer à l’esprit une vérité qu’il va finir par s’approprier ; les publicitaires l’ont bien compris. Contre toute attente, flâner dans un rayon de jouets pour enfants est probablement l’une des choses les plus instructives quand on prend le temps de faire attention aux détails (nous verrons un peu plus loin que regarder des films l’est également…).
Je me retrouve un peu par hasard hier, dans le rayon jouets d’un grand magasin, nez à nez avec une boîte de jouets dont je ne citerai pas la marque (mais facilement reconnaissable par ces petits personnages coiffés au carré) dont le thème est le barbecue en famille (un sujet qui fait débat en ce moment). Bien dans son rôle, le papa, au premier rang et en gros plan, saisit fièrement deux saucisses et un steak pour les poser sur le barbecue. Dans le rôle de la maman, une petite blonde à chaussures roses, à l’arrière-plan, brandit le ketchup devant une pile d’assiettes. Message simple, mais efficace en termes de stéréotypes genrés qui déjà abreuvent l’esprit de nos enfants. En sortant du magasin, me voilà nez à nez avec une enseigne de vêtements pour enfants, qui met en vitrine ses deux tee-shirts vedettes de la nouvelle collection été : l’un avec une écriture rose listant les qualités suivantes : « jolie, rigolote, douce, gourmande, coquette, amoureuse, mignonne,… », l’autre avec une écriture bleue listant d’autres qualités : « courageux, fort, robuste, vaillant, rusé, habile, déterminé, espiègle, cool,… », vestiges des qualités que l’on se doit d’avoir (ou des défauts que l’on acceptera communément) selon si l’on est une fille ou un garçon. La nausée me vient…
Heureusement, le test de Bechdel nous apprend qu’il n’y a pas que les messages publicitaires et marques pour enfants qui macèrent dans les stéréotypes de genre ; les films en sont également largement imbibés. Visant à mettre en évidence la sur-représentation des protagonistes masculins et la sous-représentation de personnages féminins dans une œuvre de fiction, ce test nous invite à analyser trois critères : 1. Il doit y avoir au moins deux personnages féminins dont on connaît le nom, 2. Il doit y avoir des scènes où elles parlent ensemble, 3. Elles doivent parler de quelque chose qui est sans rapport avec un homme. Si le film vérifie ces trois critères, le test est réussi ; dans le cas inverse, cela indique que l’œuvre est centrée sur des figures masculines, corroborant le principe de la Schtroumpfette selon lequel « les garçons sont la norme, les filles la variation ; les garçons sont centraux quand les filles sont à la périphérie ; les garçons sont des individus alors que les filles sont des stéréotypes ; les garçons définissent le groupe, son histoire et ses valeurs, les filles n’existant que dans leur relation aux garçons » (Katha Pollitt, New York Times, avril 1991). Entre 1995 et 2005, 53% des films échouent au test de Bechdel lorsqu’ils sont écrits par des hommes, ce pourcentage tombant à 38% lorsqu’il y a une femme parmi les scénaristes. Pour faire le corolaire avec le milieu médical, la plupart des interventions lives ou semi-lives dans les congrès de chirurgie sont réalisés par des chirurgiens hommes (il y a pourtant une proportion non négligeable de femmes parmi les chirurgiens). Depuis 4 ans, le congrès « Surgery in the 3rd Millennium : the future is female » organisé par Franco Gaboardi propose un congrès avec des interventions live réalisées uniquement par des femmes. Forcer le trait, pour arriver à terme à un équilibre paritaire dans les autres congrès, voilà probablement la voie de la raison.
Comme vous le voyez dans ces exemples, les stéréotypes trouvent leur ancrage dans notre plus tendre enfance, à l’âge où, le croit-on, l’innocence est de mise. C’est avec cette excuse que vont se mettre en place tous les mécanismes et comportements déviants qu’il sera bien sûr plus difficile de démettre à l’âge adulte, ce qui étant acquis plus tôt étant de facto considéré comme la norme sociétale. En prendre conscience et travailler avec nos enfants pour se défaire de ces clichés est donc probablement la première étape d’un changement profond ; si l’éducation nationale semble en avoir pris conscience (pas de jeux pour filles ou pour garçons dans la cour de récré, explication du masculin qui l’emporte sur le féminin comme une règle définie par l’Académie Française alors composée uniquement d’hommes), la société suivra-t-elle ?

Dr Geraldine Pignot

11 Commentaires

  1. Lors de l’attaque de l’Ukraine par la Russie, les hommes ont été mobilisés pour se battre et éventuellement mourir tandis que les femmes étaient mises à l’abri. Qu’en pense la féministe exacerbée que vous êtes ? Le féminisme peut-il être à deux vitesses ?

    • Cela reflète justement les rôles différentiels attribués par la société mais il n’y a qu’à voir comment combattent les femmes Yézidies contre les islamistes pour être convaincu que les femmes peuvent combattre les armes à la main à l’égal des hommes

  2. Vous vous trompez, de nombreuses femmes sont allées au front.
    Elles n’ont pas été épargnées, et certainement pas « mises à l’abri ».
    Votre interprétation de l’histoire est un peu aléatoire : les guerres n’épargnent personne.

  3. Le féminisme , les origines : bien que n’ étant ni féministe , ni homme déconstruit , je reste attentif aux discours et aux écrits de votre genre (bien qu’ ayant du mal à m’ y retrouver actuellement … ) . Il y a une vérité certaine dans vos assertions , mais pour autant , si le monde eut été probablement différemment formulé , eut-il était meilleur ? Plus performant ?
    Plus équilibré ? Peut-être … Améliorons donc certains domaines , mais la parité à tous prix oublie l’ essentiel : ce qui prime c’ est le mérite et non le genre ; arriver à la parité pour participer , oui , mais le choix doit demeurer en fonction des compétences .

    • Je vous rejoins sur l’importance de privilégier les compétences. Mais avec une société comportant 50% de femmes (et un milieu hospitalier employant 60% de médecins femmes), partant du principe fondamental que les femmes ne sont intrinsèquement pas moins compétentes ni moins méritantes que les hommes (j’espère que nous sommes d’accord sur ce point), nous devrions normalement atteindre sans difficulté la parité aux postes à responsabilité. Le fait même que cela ne soit pas le cas doit nous interpeller sur l’équilibre du système dans lequel on évolue.

  4. Chirurgien et femme je suis particulièrement sensible à votre te te …depuis l’internat où un urologue mna conseillé d’apprendre à tricoter des chausettes(sic) plutôt que l’urologie jusqu’à mes onction de grand mère ou j’avais sorti pour mes petits enfants les jouets de leurs parents ,dont une poupée bébé, d’autant qu’un nouvel enfant était attendu.Le frère de 6 ans à pris la poupée bébé et sa mère la lui a ôté des mains…et pourtant elle est ingénieur de haut niveau….je crois que si les femmes n’ont pas accès aux prérogatives dites masculines c’est parce beaucoup d’entre elles n’ont pas compris que les stereoyypes étaient acquis et que c’est contre cela qu’il faut lutter

  5. Merci pour votre témoignage. Etant moi-même urologue, je ne peux que m’émouvoir de ce genre de comportement qui décourage les jeunes femmes brillantes à choisir cette belle spécialité chirurgicale.
    Chaussez les lunettes du genre pour déconstruire les stéréotypes acquis, c’est effectivement le premier pas sociétal pour avancer concrètement vers l’égalité professionnelle.

  6. Bonjour, merci pour votre témoignage et vos commentaires que je partage en tant qu’homme et qu’urologue. J’ai été ravi d’être remplacé par une jeune urologue dynamique et compétente. Attention simplement à ne pas tomber dans un excès inverse type  » Female is the future ». Les qualités humaines et les compétences professionnelles doivent être le moteur (et non le genre) tout comme la large promotion et appropriations des valeurs universelles qui incluent notamment, le respect de… la diversité. Cordialement

  7. Bonjour, femme ingénieur je partage entièrement ce que vous écrivez ci-dessus. Je vous invite d’ailleurs à faire la promotion de l’événement « Elles bougent pour l’orientation » le 8 décembre 2022 (toutes les infos sont sur Internet).
    Cependant, votre texte est représentatif d’un féminisme considéré aujourd’hui comme démodé. Si l’on écoute les nouveaux discours « à la mode », selon les théories récentes, vu que j’aime conduire ma voiture de sport, que j’apprécie la viande rouge saignante, que j’ai fait des études scientifiques (CPGE) avec une spécialisation en informatique, et pour finir que je suis très heureuse de travailler dans l’industrie, il y a longtemps que j’aurais dû « faire ma transition » et changer de sexe.
    Le nouveau discours ambiant consiste à inverser la problématique : un garçon qui se reconnaît dans des attributs stéréotypés comme féminins est aujourd’hui invité à faire correspondre son genre à ces stéréotypes. C’est là qu’est le danger : chacun sera sommé de choisir son camp en fonction de ses « goûts » mais cela ne changera pas la place ni le regard sur le « stéréotypé féminin » dans la société, qui restera secondaire et subalterne.
    Les parents (dont les mères) ont une grande responsabilité dans l’évolution des stéréotypes. Pour ma part, je répète à mes fils que la société doit accepter chacun tel qu’il est et ne doit pas imposer des choix de vie (métier, relations, comportement…) plutôt que d’autres sous prétexte d’une appartenance sexuelle, raciale, sociale ou religieuse (j’en oublie certainement). Mes fils apprennent à coudre, à faire le ménage, à repasser leur linge et à se faire à manger. Et aussi à tondre, à bricoler, à sortir les poubelles et porter les packs de lait.
    Mais l’égalité « ménagère » est un combat de tous les jours source de conflits réguliers… ce serait tellement reposant de lâcher l’affaire et rentrer dans ma case de ménagère, mère et épouse dévouée à sa famille…

  8. En complément : je ne suis pas d’accord avec le concept de « jeux pour filles » ou « jeux pour garçons » dans la cour de récré. Un jeu n’est ni pour l’un ni pour l’autre, il est ce que les enfants en font, et les modes changent (l’équitation est aujourd’hui un repère de filles alors qu’historiquement elle était réservée aux hommes). Interdire le saut à l’élastique et le foot ne résout rien. Il vaudrait mieux inciter garçons et filles à pratiquer les deux.

    • Parfaitement d’accord avec vous. Par « pas de jeux pour filles ou pour garçons dans la cour de récré », je n’insinue nullement que l’éducation nationale interdit certains jeux, mais qu’au contraire ils travaillent activement pour déconstruire les stéréotypes et expliquer aux jeunes garçons que le foot n’est pas « un sport de garçon » et que les filles peuvent également jouer avec eux.

Répondre à Roubeix Annuler la réponse

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec * Pour information, Géraldine Pignot ne répondra pas aux commentaires anonymes.