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La sororité : la notion qui va tout changer.

En me replongeant dans la lecture d’« Une Vie » de Simone Veil, je retiens cette phrase (NDLR : parlant du CSM) : « J’ai constamment eu le sentiment que la pesanteur n’était pas d’ordre politique, mais bien d’ordre corporatif, les grands chefs de cours cultivant leurs écuries, comme je l’ai constaté ultérieurement dans le corps médical hospitalier ». Un problème clairement identifié déjà, mais insolvable manifestement, le patriarcat conduisant au népotisme et, in fine, à la médiocratie. Seule façon de survivre à l’époque, dans le milieu politique (comme dans le milieu médical) : trouver le soutien d’hommes bienveillants et investis. Simone Veil nous le rappelle cruellement dans son livre, en expliquant le rôle supportif majeur qu’avait joué certains hommes politiques dans la législation de l’avortement, et notamment Valery Giscard d’Estaing et Michel Poniatowski, qui avaient compris que la seule façon de faire passer cette loi, rejetée par le Parlement un an plus tôt, était de la faire porter par le Ministère de la Santé (en axant le discours sur la protection de la santé des femmes) et non par celui de la Justice (on avait d’ailleurs demandé à Françoise Giroud d’éviter toute surenchère en parlant de l’avortement comme d’un droit des femmes).

En 1974, lorsque Simone Veil arrive au gouvernement sur le seul poste ministériel régalien (celui de la santé), elle essaie de créer des liens avec Françoise Giraud, alors nommé secrétaire d’Etat à la Condition Féminine. C’est un échec cuisant, les deux tempéraments n’ayant manifestement pas la même vision de la cause des femmes.

Près de 50 ans après, qu’est-ce qui a changé ? En pratique pas grand-chose me direz-vous. Et pourtant, les femmes ont compris quelque chose de fondamental : « Seul, on va plus vite, ensemble, on va plus loin » (Proverbe africain). En un mot, la « sororité ». Equivalent (un peu grossier me direz-vous, mais au combien important en termes de valeur) de la fraternité, bien connu et intégré comme une des trois valeurs princeps de la République Française. Car ce que les hommes ont réussi à construire sur plusieurs siècles (il faut savoir le reconnaître et s’en inspirer) n’a pas de prix, et est devenu un fondement de notre société. Sans solidarité, point de salut.

Seules les actions collectives permettent de faire avancer les grandes causes. Pour ce qui est de la cause féminine, chaque initiative mérite d’être soutenue. Même si différents féministes semblent aujourd’hui émerger (voire diverger), il faut faire bloc, et non diviser (pour mieux régner). D’ailleurs, y a-t-il une bonne (et une mauvaise) façon de défendre la cause ? La sororité se cache souvent dans les petits détails : soutenir la candidature d’une collègue à un poste, suggérer un nom de femme sur une thématique où sa compétence est largement reconnue, applaudir ou appuyer d’un commentaire positif une intervention en congrès ou un post sur les réseaux, ou bien simplement prendre le parti de ne jamais critiquer une collègue féminine. Chaque petit acte supportif a son importance et peut voir son impact décuplé dès lors que le collectif joue le jeu.

C’est ce que nous apprend l’histoire récente des footballeuses espagnoles, championnes du monde, qui font front autour de leur capitaine et dénonce un acte, que certains appelleront « baiser volé », mais qui n’a rien d’innocent et correspond en fait à une infraction caractérisée. Car, au regard du droit français comme espagnol, tout acte commis par l’usage de violence, contrainte, menace ou surprise, est une agression sexuelle. Jennifer Hermoso Fuentes l’a clairement dit, elle n’était pas consentante : « Ça ne m’a pas plu, hein! ». Pourtant, rapidement, on entend qu’il s’agit d’un acte « sans aucune mauvaise intention », survenant « comme quelque chose de naturel, de normal ». La pression exercée sur la joueuse est conséquente. Elle l’oblige à minimiser cet acte, en déclarant finalement que c’était « un geste naturel d’affection et de gratitude ». Pourtant, cette banalisation n’est aujourd’hui plus acceptée. Depuis #MeToo, on observe une véritable prise de conscience autour de certains comportements, jusqu’alors considérés comme presque ordinaires, et désormais définis comme des agressions sexuelles avérées. Les femmes ont appris ce qu’elles étaient en droit de revendiquer ou non devant un tribunal. Et à travers l’exigence de la loi, c’est la justice qui protège les femmes. Dans l’histoire du « baiser volé » espagnol, il faudra la force et la détermination de toute une équipe pour dénoncer un acte que l’ensemble des joueuses considère, à juste titre, comme irrespectueux et dégradant. Face au refus de démissionner de Luis Rubiales, l’équipe féminine espagnole fait bloc autour de sa capitaine en refusant de rejouer pour la sélection sous la direction de l’actuelle fédération. Et ensemble, avec la puissance du collectif, le poids d’une société en évolution, et la pression médiatique (qui parfois a du bon), elles obtiennent gain de cause.

Il en est de même pour beaucoup de comportements sexistes ou discriminatoires qui ne peuvent être dénoncés que collectivement ou portés à l’échelle sociétale. C’est la condition sin e qua none pour que ce genre de comportements puissent être interceptés, sans peur des représailles et sans sentiment d’impunité, dans un milieu parfois trop corporatiste. Dans le sondage IPSOS Donner des ELLES à la Santé, seules 1/3 des femmes victimes d’attouchements sexuels à l’hôpital en avait parlé à quelqu’un au sein de leur établissement, et, parmi les raisons les plus souvent invoquées pour garder le silence, on retrouvait la banalisation (« je n’ai pas compris sur le moment que cette situation était anormale »), et le sentiment d’impunité (« parce que je me disais que rien ne serait fait, que l’auteur de l’acte était intouchable »). Aujourd’hui, les directions hospitalières s’engagent, en prenant exemple sur les entreprises privées avant elles, en faveur d’une politique de « Tolérance 0 ».

Les jeunes générations, par leur attachement aux valeurs de probité, de justice et de transparence, par leur besoin de donner du sens à leurs actions, par leur courage à soutenir leurs opinions, sont probablement la clé. Gageons que la sororité devienne, dans les prochaines années, une évidence, au même titre que la fraternité, et que chaque action en faveur des femmes soit portée collectivement et soutenue par les 50% de l’humanité concernée. Je sais déjà que, lorsque cette étape sera franchie, les 50% restants (nos maris, nos pères, nos fils, …) suivront alors de près.

En conclusion de son discours prononcé le 26 novembre 1974 à l’Assemblée Nationale, pour soutenir le projet de loi sur l’IVG, Simone Veil nous le dit : « Les jeunes générations nous surprennent parfois en ce qu’elles diffèrent de nous ; nous les avons-nous-mêmes élevées de façon différente de celle dont nous l’avons été. Mais cette jeunesse est courageuse, capable d’enthousiasme et de sacrifices comme les autres. Sachons lui faire confiance pour conserver à la vie sa valeur suprême. »

Dr Geraldine Pignot

5 Commentaires

  1. Bravo Magnifique article
    Nous sommes de plus en plus de femmes médecins
    La sororité rend notre exercice plus fluide, plus motivant et nous permet d’être d’avantage entendues et reconnues

  2. Ce que vous décrivez de la sonorité est important et précieux.

    Votre exposé de la dynamique qui conduisit à la législation libérant l’accès légal des femmes françaises à l’avortement et à la contraception manque cependant la réalité de ce combat.
    Bien sans doute, Simone Veil joua un rôle prégnant pour arracher à l’Assemblée la promulgation de cette loi.
    Gillard d’Estaing ne fût consentant en aucune manière !
    Il se conduisit en adversaire !
    C’est que la bataille fut rude et embrasa la France entière.
    Des happenings eurent lieu sous l’égide des infirmières et des sages-femmes.
    La méthode Karman – avortement par aspiration – fit son apparition en France.
    alors son importation
    Les infirmières et les sages-femmes firent des des avortements dans la rue sous les yeux d’un public massif.
    Elles prirent des médecins obstructeurs en otages.
    A la base de cette surmobilisation collective se trouvèrent le MLAC – mouvement pour la libération de l’avortement et de la contraception – qui avait des antennes partout dans de très petits comités et dont les responsables avaient pris des accords avec des cliniques en Grande-Bretagne et en Hollande pour des groupes allant d’une dizaine à une cinquantaine de femmes que les membres des comités accompagnaient. Ces femmes candidates à l’avortement étaient soumises par les comités à une sélection rigoureuse sur le critère de la solidité de leur détermination à avorter, puis préparées avec soin au processus qu’elles allaient exprimenter.
    Le nombre de femmes qui avortement ainsi à l’étranger par le soutien du MLAC qui ne leur demandait aucun débours financier fut considérable.
    Le Planning Familial apporta son soutien.
    La France était le théâtre d’une rébellion spectaculaire.
    Le PSU- mouvement créé par Michel Rocard qui choisit un jour de le quitter pour rejoindre le PS et fut alors relayé par Huguette Bouchardeau, apporta une contribution précieuse, notamment en prêtant leur matériel de sérigraphie pour imprimer des tracts et des affiches. Nous aimions bien leur thématique d’alors qui était l’autogestion.
    La pression que Giscard d’Estaing eut à qubir sur tout le territoire le contrqignit à plier.
    Et combien cela nous parut long ! Plus d’un an d’embrasement social.
    Au MLAC, nous ne plièrent pas.
    Le Planning Familial se radicalisa peu à peu. Ils distribuerai gratuitement la pilule contraceptive. Les jeunes filles en état exclues, c’était alors légalement inenvisageable et nous considérions qu’il s’agissait d’un véritable drame.
    Sans légitimation juridique, le recours aux avortements clandestins causaient la mort de nombreuses femmes.
    Ainsi cerné,, Giscard plia. Nomma Simone Veil pour porter le projet de réforme.
    Nous fûmes extrêmement déçu.e.s par la faible portée de la loi qui fût votée. Et conservait bien peu de nos revendications.
    Mais enfin, la libéralisation de l’avortement et de la contraception eut bien lieu. Et le MLAC s’autodissout.
    Nous avions appris au cours de cette lutte à nous organiser.
    Le Mouvement des Femmes Émergeant alors. Avec un mot d’ordre : la sonorité- que vous re-découvrir comme croyez-vous un décalque de la fraternité.
    Pardonnez-moi, il ne s’agit aucunement de la féminisation d’un concept masculin.
    À cette epoque-les années 60 à 70, partout des Maisons des Femmes se créèrent.
    Où l’amitié, la solidarité, le partage, le respect de la différence, la douceur relationnelles modelisèrent le rapprochement elles des femmes.
    Une diversité d’activités s’y deployèrent, manuelles, ludiques, artistiques, didactiques.
    Chaque petite bourgade eut sa Maison des Femmes.
    Portant l’extrême explosion de richesses de la sonorité.
    À Paris, il eut la Maison des Femmes mère- tutélaire. Où de nombreux événements avaient lieu.
    J’y ai personnellement rencontré Domitilia, une héroïne- au vrai sens du mot – brésilienne qui fut mineur à peine tolérée dans le cadre de l’extraction manuelle du charbon – et devint1 la leader politique de là révolte des mineurs contre le patronat. Elle fut – enceinte ! – torturée sauvagement par la Savak. Perdit l’enfant. Et poursuivit son combat.
    Il se créa alors l’es Éditions des Femmes qui fit un remarquable travail d’édition de textes féminins de toutes natures.
    Ce mouvement s’eteignit hélas progressivement pour des causes que je n’aborderai pas.
    Ainsi, le sens de sonorité est-il entièrement féminin. Et l’accès des femmes françaises à la contraception la résultante d’une ardente lutte collective à laquelle Giscard d’Estaing s’opposa aussi longtemps qu’il le pût.
    Simone Veil – qu’elle en soit remerciée- porta le combat auprès des députés- en bout de chaîne.
    Merci d’avoir lu jusqu’ici.

  3. Bravo pour l’approche historique amplement développée et fortement instructive.
    Néanmoins, à mon âge, et au vu de mon expérience sociale, j’ai tendance à espérer à une synergie mutuelle, non genre Je m’explique: pourquoi l’homme ou la femme doivent ils être, dans un couloir de vie séparé?
    Nous sommes tellement riches de cette si belle complémentarité dans la société.
    Homme,femme… humain tout simplement en quête d’un monde meilleur.
    Pour apporter ensemble sa pierre à cet édifice societal brinquebalant.

  4. triste constat:
    Au delà des erreurs factuelles ( notamment à propos de Domilia vraie héroine Brésilienne n’a pas été torturée par la SAVAK (qui était le bras armé et sanguinaire du SHAH d’IRAN) mais par les services du ministère des armées du Brésil), vous soulignez que Simone Weil avait noté l’importance qu’avait apporté le « soutien d’hommes bienveillants et investis » et vous poursuivez dans l’idée que la solution de l’inégalité ne peut venir que des femmes et seulement des femmes
    Ce n’est pas mon expérience: De nombreux hommes ont soutenu le combat des femmes, ont participé aux manifestations du MLAC, ont organisé des IVG illégales (et nocturnes) par des internes dans les salles inoccupées des urgences de certains hôpitaux Parisiens, avec le soutien bien entendu des infirmières de ces urgences et la non intervention des directions de ces hôpitaux, d’autres étudiants ( ou les mêmes), élus aux conseils de faculté et d’université, ont organisé des votes de soutien dans ces instances réussissant parfois à obtenir des motions de soutien de ces structures (trés masculines à l’époque) à l’IVG libre et gratuit.
    Ces batailles si elles ont été légitimement initiées puis dirigées par des femmes (les « 343 salopes » de Hara KIri) ont nécessité le soutien de collègues masculins ce qui a permis cette victoire historique
    Cette victoire, c’est un fait que des hommes y ont participé!
    Pour l’avenir a politique de tolérance 0 est bien sur légitime et nécessite également de convaincre les hommes même si cela sera aussi le fait d’une profession heureusement féminisée
    Ce combat sera d’autant plus efficace qu’il sera mixte.

    • Bonjour,
      J’imagine que votre commentaire vient en réponse au précédent commentaire, mais pas au texte initial ?
      Pour ma part, je n’ai jamais dit que « la solution de l’inégalité ne peut venir que des femmes et seulement des femmes ». Je suis au contraire intimement convaincue que l’égalité ne peut se gagner que si les femmes et les hommes avancent ensemble sur ce sujet. Les hommes ont une grande part à jouer dans l’évolution des stéréotypes sociétaux et nombre d’entre eux prennent déjà leur place (place qui leur est légitime) dans ce débat.
      Cela ne remet pas en question l’importance de la sororité, c’est à dire du soutien que les femmes peuvent s’apporter mutuellement (si on revendique de pouvoir compter sur les hommes, encore faut-il s’appliquer les mêmes règles de solidarité et de respect entre femmes), sujet initial de cet article.

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