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La reine des abeilles

Je ne reviendrai pas sur mon positionnement concernant la politique volontariste de quotas (ou objectifs chiffrés) que j’avais largement argumentée lors d’un précédent article sur ce bloc (NDRL ; voir « Quotas ou objectifs chiffrés : pourquoi j’ai changé d’avis » publié le 26/10/2021).

Mais la publication récente de l’Académie Nationale de Chirurgie se positionnant « contre les quotas » et que je joins en référence dans ce blog, m’amène à réagir et à rebondir sur un autre phénomène : celui de la reine des abeilles. Petit tuto pour vous expliquer pourquoi, même quand certaines femmes accèdent à un poste à responsabilités, le manque de sororité amène cruellement les mêmes causes aux mêmes effets.

La chirurgie est un milieu particulier, nous pouvons tous en faire le postulat de base. Ouvrir des corps pour aller réparer, s’introduire dans le secret des organes, opérer des heures durant dans des conditions difficiles, tant sur le plan ergonomique que psychologique, prendre des risques et s’exposer aux complications post-opératoires qui remettent en question notre toute-puissance. Mais c’est aussi un milieu où les femmes ont longtemps été sous-représentées, et surtout invisibilisées ; tolérées pour avoir réussi à faire le même travail qu’un homme, mais rarement mises en lumière pour leurs compétences spécifiques. C’est l’effet Matilda (spoliation ou minimisation récurrente et systématique de la contribution des femmes à la recherche scientifique, souvent au profit des hommes) dans sa version chirurgicale. Aujourd’hui, si les femmes chirurgiennes représentent 30% des effectifs, elles sont encore peu nombreuses à briller dans les congrès nationaux et internationaux.

Première conséquence de ce déséquilibre numérique, le principe de la Schtroumpfette, décrit pour la première fois par la critique américaine Katha Pollitt dans un article du New York Times en avril 1991*. La sur-représentation (volontaire ou inconsciente) des protagonistes masculins dans les œuvres de fiction se fait au détriment des protagonistes féminins, chaque homme ayant souvent sa propre personnalité, tandis que les femmes n’existent souvent qu’à travers leur rôle de femme. Ce concept qui centre le récit autour des hommes, la femme n’existant éventuellement qu’en référence à ceux-ci, posent les garçons comme étant la norme, les filles la variation. Les garçons définissent le groupe, son histoire et ses valeurs. C’est ce qui se passe depuis des années à l’Académie Nationale de Chirurgie et que la nomination récente d’une femme à la présidence n’aura pas réussi à changer. Femme alibi, qui permet au patriarcat de justifier sa légitimité (comme l’expliquait si bien Simone Veil), ou reine des abeilles dont l’unique ambition est de continuer à briller au-dessus des autres sans changer les règles qui l’ont promu à ce niveau ?

Loin de s’expliquer simplement par de la vile jalousie ou la simple volonté de maintenir sa position hégémonique, le syndrome de la reine des abeilles mérite d’être un peu plus « disséqué ». Il est intéressant de constater que ce phénomène concerne tous les milieux et toutes les strates, mais qu’il est davantage marqué lorsque les femmes sont largement minoritaires. Plusieurs théories peuvent être avancées. L’une d’entre elles consiste à dire que les femmes qui ont traversé des épreuves pour réussir vont finir par adopter les codes et les modes d’interaction masculins, seule façon d’être acceptée par ses pairs. Pas très loin du syndrome de Stockholm, où les otages finissent par prendre la défense de leurs oppresseurs, ces femmes qui ont sacrifié beaucoup de leur vie personnelle pour réussir professionnellement (phrase culpabilisante, s’il en est une, qui n’est d’ailleurs pourtant jamais reprochée aux alter-egos masculins) ne conçoivent pas que le chemin puisse être plus facile pour les suivantes. Argument qui s’entend mais qui me semble assez générationnelle.

Une autre théorie est le besoin de s’affirmer dans un milieu sexiste, où les femmes sont choisies pour des raisons indépendantes de leurs compétences scientifiques (« elle est sympathique et elle ne fait pas de vagues »). Ce jugement positif dont elles ont bénéficié de la part des hommes n’en demeure pas moins sexiste, et, dans une finalité ultime de faire disparaître ces critères illégitimes de sélection, la reine des abeilles durcit le ton et force le trait sur des critères d’éligibilité jugés plus justes, oubliant que, sur le terrain, les règles du jeu sont encore pilotées par les hommes. En réaction à la discrimination, la reine des abeilles, qui se sait appartenir à un groupe non dominant, prend de la distance avec ce groupe moins valorisé pour ne pas y être assimilé.

Enfin, n’oublions pas qu’il faut du courage pour porter le changement, et que le courage n’est pas une qualité répandue. Promouvoir des femmes quand on est une femme expose au risque d’être critiquée, accusée de népotisme, là où les hommes tirant les femmes vers le haut seront glorifiés. Alors, la reine des abeilles retire l’échelle, et se met ainsi à l’abri des critiques acerbes du masculinisme ambiant.

Dans « Sororité : le pacte », Maryne Bruneau assume sa position : « Etre féministe, c’est vouloir sortir d’un système qui crée de la hiérarchie ». Et ça, la reine des abeilles ne le souhaite pas.

Dans ce texte écrit par l’Académie Nationale de Chirurgie et signé par sa présidente, outre l’argumentaire suranné de l’attrition naturelle basée sur la méritocratie (largement dépassé depuis Davos et la loi Copé-Zimmermann), on peut lire entre les lignes toute la métathésiophobie (peur du changement) de la part des chirurgiens hommes (comment accepter de céder une part du gâteau, surtout quand on ne fait pas parti des plus compétents…) comme de la part des chirurgiennes femmes (au sein desquelles la reine des abeilles fait des ravages).

Sortons de la ruche, dénonçons ce texte, car même sans être convaincu de l’intérêt des quotas, on peut aisément reconnaître que s’employer à faire un texte « contre » relève d’un certain machiavélisme. Et n’oublions pas la citation de Madeleine Albright : « Il  y a une place spéciale en enfer pour les femmes qui n’aident pas les autres femmes.»

 

* https://www.nytimes.com/1991/04/07/magazine/hers-the-smurfette-principle.html

** Lucile Peytavin, Maryne Bruneau, Aline Jalliet, « Sororité : le pacte » aux éditions Hachette (date de parution : 19/03/2025)

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Dr Geraldine Pignot

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