0

De la difficile responsabilité de sanctionner les médecins

Les chiffres sont sans appel. Dans le Baromètre Donner des Elles à la Santé – IPSOS, si 78% des femmes ont déjà été victimes d’agressions sexistes ou sexuelles (et 39% encore au cours des 12 derniers mois), seules 8% d’entre elles en avaient parlé à leur hiérarchie ou à des référents « harcèlement » au sein de leur établissement. Pire encore, lorsqu’elles en ont parlé, dans 12% des cas seulement la hiérarchie a pris des mesures pour que l’auteur cesse d’avoir ce type de comportements.

Et c’est un fait : si les signalements sont encore peu nombreux du fait de l’omerta qui règne encore dans le milieu médical, le chiffre des sanctions est dramatiquement bas, notamment concernant le corps médical, comme le montrent les derniers chiffres communiqués par le Centre National de Gestion (CNG) et par la Juridiction Disciplinaire des Hospitalo-Universitaires (JDHU) [1,2].

Il existe donc un double problème : celui de la libération de la parole d’une part, et celui du courage d’imposer des sanctions dans une politique de tolérance zéro, d’autre part. Deux problèmes implicitement liés (« pourquoi parler, si je sais qu’il n’y aura aucune sanction au décours ? ») mais des leviers d’action qui diffèrent.

La libération de la parole a évolué spontanément grâce au mouvement #MeToo, initié par le courage de Karine Lacombe qui nous rappelle qu’au-delà d’être une imminente infectiologue bien souvent invisibilisée dans les débats sur le Covid-19, elle a également été victime de violences sexistes et sexuelles (VSS) de la part d’un non moins éminent urgentiste. Car oui, le problème est systémique. Si de brillantes professeures peuvent en témoigner, quid des jeunes étudiantes (et étudiants, car rappelons-le le sexisme n’a pas de sexe) dont l’emprise et le pouvoir exercé par leurs supérieurs peut mettre en péril leur future carrière ? Les banderoles choquantes encore exposées fièrement par certains internes, ne sont que les séquelles d’une culture de l’oppression encore bien présente chez les plus jeunes, mais surtout le témoin d’une immaturité bien légitime à anticiper la pyramide des violences qui en découle et les conséquences discriminatoires sur les carrières futures. J’ai pourtant espoir dans cette jeune génération qui connait les limites acceptables au moins autant que la caractérisation pénale de certains faits (merci Gisèle pour la soumission chimique, le consentement, le viol, …). Car oui, cette nouvelle génération vit au gré des affaires judiciaires qui entache le milieu médical, comme le monde de la culture, et finalement la société dans son ensemble.

Le deuxième problème, au-delà de la libération de la parole dont on vient de voir qu’elle est comme la métaphore du volcan, est celui des sanctions insuffisantes à l’encontre des médecins. Car contrairement aux personnels paramédicaux et administratifs, sur lesquels le chef d’établissement a une autorité directe, les médecins « bénéficient » encore d’un système différent concernant le traitement des signalements. Bien souvent, le président de CME sera concerté avant que le dossier ne puisse remonter sur les conseils disciplinaires, au niveau du CNG pour les praticiens hospitaliers, au niveau du Ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche pour les PU-PH. Des circuits souvent longs pour une décision de sanction ou non qui sera finalement prise par des commissions majoritairement composées de médecins. Et c’est là que le bât blesse. Les études psycho-sociologiques sont pourtant formelles ; les jugements seront toujours plus cléments lorsque les accusations portées concernent des individus de notre communauté. Le biais linguistique intergroupe, décrit par Tajfel en 1971 et repris par Porter en 2016, nous incite en effet à décrire les actions de ceux que nous pensons qu’ils « nous » ressemblent d’une manière différente de celle avec laquelle nous décrivons les actions de ceux dont nous pensons qu’ils appartiennent au groupe des « autres ». Ainsi, le biais linguistique intergroupe permet de minimiser la généralisation des comportements négatifs de l’endogroupe [3,4].

Nous serions bien naïfs de croire que notre statut de médecin, parfois directement confronté à la souffrance et aux violences chez nos patients, nous exempterait naturellement de ces biais cognitifs dès lors qu’il s’agit de notre propre communauté.

Loin d’accuser les médecins de corporatisme discriminatoire, ou plutôt devrais-je dire de complaisance excessive vis-à-vis des leurs, toujours sous le prétexte de la présomption d’innocence, j’essaie au contraire de comprendre leur position et leurs tourments. Quelle serait ma réaction si l’un des miens était attaqué ? Comment me jugerait-on si je ne défendais pas le clan ? Faut-il finalement choisir entre justice (pour les victimes) et loyauté (envers les nôtres) ? Et pire, qu’en serait-il si, dans le box des accusés, se trouvait mon collègue, mon ami, mon frère ? Quel discernement me faudrait-il pour garder l’intégrité nécessaire à de tels jugements ? Quel courage pour m’élever contre les miens ?

Faut-il alors imaginer des conseils disciplinaires qui ne soient pas majoritairement composées de médecins pour éviter cet entre-soi ? Ou faut-il exiger une formation aux VSS ainsi qu’aux biais identificatoires avant de siéger dans de telles commissions ? Il y a, en tout cas, une prise de conscience récente sur ces problématiques, comme en témoigne les déchirures au sein même de l’ordre des médecins suite à l’affaire Le Scouarnec [5]. Gageons que les prochains représentants à l’échelon syndical, ordinal ou disciplinaire, sauront prendre la mesure de l’enjeu et se poser les questions inhérentes à une optimisation des procédures et à une adéquation des sanctions.

 

 

[1] https://www.apmnews.com/story.php?uid=&objet=419936&usid=91213

[2] https://www.galaxie.enseignementsup-recherche.gouv.fr/ensup/deconcentration/etab_sante/juridiction/Rapport2022.pdf

[3] Tajfel H, Billig M, Bundy R, Flament C. (1971). Social categorization and intergroup behaviour. European Journal of Social Psychology 1971 ;1(2) :149-178.

[4] Porter SC, Rheinschmidt-Same M, Richeson J. Inferring Identity From Language: Linguistic Intergroup Bias Informs Social Categorization. Psychol Sci. 2016 Jan;27(1):94-102.

[5] https://abonnes.hospimedia.fr/articles/20250304-judiciaire-l-affaire-joel-le-scouarnec-fragilise-les?utm_source=https://www.hospimedia.fr/actualite/articles/20250304-judiciaire-l-affaire-joel-le-scouarnec-fragilise-les&utm_medium=publicSite&utm_campaign=redirection&utm_term=logged

 

Dr Geraldine Pignot

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec * Pour information, Géraldine Pignot ne répondra pas aux commentaires anonymes.